La soul a mille visages avec Mega, Jacob Banks et The Teskey Brother – Montreux Jazz Lab (11.07.23)
Aujourd’hui de gros orages d’été éclatent un peu partout autour du lac Léman. Des éclairs déchirent le ciel de Montreux. C’est l’occasion parfaite pour aller se réfugier à l’intérieur du 2m2c et d’assister à un concert dans l’une des salles payantes.
Ce soir on a rendez-vous avec trois artistes très différents pour une soirée soul éclectique.
Mega, la belle découverte afro-soul
Mega est une jeune artiste qui nous vient de la scène soul londonienne. Si elle est là ce soir, c’est un peu un concours de circonstances. Elle a été contactée en dernière minute pour remplacer Joy Oladokun qui a été contrainte d’annuler son concert.
Mega arrive donc au pied levé pour assurer la première partie de la soirée. Belle réactivité de la part de l’artiste mais aussi de la part de l’équipe de programmation du MJF qui nous a dégoté en urgence une artiste montante des plus intéressantes.
Mega arrive sur scène accompagnée seulement d’un guitariste. L’installation est sommaire pour mettre en avant la prestation de la chanteuse. Ce set sera une sélection des meilleurs titres de ses deux premiers EP, Future Me (2020) et Colour Your World (2022).
Son guitariste s’occupe de jouer des bandes son préenregistrées qui assurent l’instrumentale de base. Puis avec sa Gibson SG rouge, il ajoute des lignes mélodiques de guitare pour habiller l’ensemble.
La musique de Mega est une soul moderne teintée de musiques africaines. D’origine ougandaise, la chanteuse va puiser dans ses racines pour donner une couleur personnelle à ses compositions. On entend ces sonorités notamment dans le jeu de guitare qui utilise des arpèges et des lignes mélodiques typiques. Les percussions et les habillages sonores des instrumentales renforcent cette ambiance world music.
Mega a une voix ample et éclatante sans trop forcer. Son interprétation est volontairement sobre et dans la retenue pour faire passer l’émotion au premier plan. Cependant sur la chanson Smile et Garden elle nous offre deux démonstrations vocales où elle va pousser son timbre plus fort. Le public est emballé par cette performance et réagit avec enthousiasme.
Au terme d’un set de six chansons, Mega a bien posé son univers afro-soul. Le public l’applaudit chaleureusement et scande son nom pour saluer sa belle prestation. Elle doit vite nous quitter car elle a un avion à attraper dans peu de temps. Mega est la découverte imprévue et réjouissante de la soirée.
Jacob Banks, une soul tonitruante et électrique
Pour les fans de soul, Jacob Banks fait déjà partie du paysage depuis une dizaine d’années.
Chez Sounds So Beautiful, on le suit depuis ses débuts. Le chanteur est né au Nigéria mais a vécu toute sa vie à Birmingham. C’est là-bas que sa carrière et sa discographie vont s’étoffer au fil du temps. Il s’était déjà produit au Montreux Jazz Festival en 2018, mais pour nous c’est la première fois qu’on a l’occasion de le voir en live.
Ce soir, beaucoup de gens dans la salle sont là Jacob Banks. On peut d’ores et déjà vous dire que personne ne sera déçu.
L’artiste va faire trembler les murs du Montreux Jazz Lab.
Le concert commence tout en puissance avec deux morceaux emblématiques. D’abord Just When I Thought, l’intro du dernier album et Mercy un tube incontournable.
Jacob Banks a une présence charismatique. D’abord c’est une armoire à glace qui en impose naturellement, mais son style travaillé lui donne aussi un look de bad boy. Casquette trucker vissée sur la tête, lunettes noires vintage, blouson en cuir mat, jean noir tâché de peinture blanche, boots à grosses semelles, la panoplie est complète.
Il a lui aussi opté pour une formation réduite. Il n’est accompagné que de deux musiciens : un guitariste qui joue aussi du clavier et s’occupe de lancer les instrumentales préenregistrées, mais aussi un batteur qui donne de l’ampleur au son global.
Ce qui frappe quand on voit Jacob Banks en live c’est la différence flagrante entre le son qu’il construit en studio et ce qu’il propose sur scène. Ses albums offrent une production léchée qui mélange la soul et des influences pop, R&B et hip-hop. La prestation de ce soir est loin de tout ça.
La base soul demeure, mais c’est l’énergie d’un rock électrique et survolté qui explose à chaque morceau. Les riffs de guitare sont saturés, le jeu de batterie est lourd et appuyé. Mais ce qui décuple cette énergie, c’est avant tout la voix rocailleuse de Jacob. Le baryton dispose d’une puissance vocale à couper le souffle. Lorsqu’il pousse au maximum, on a l’impression d’être secoué dans tous les sens. Notre squelette tout entier vibre tellement son timbre rauque est intense et profond. Une claque monumentale. Ce n’est qu’une question de goût et d’avis personnel, mais Jacob Banks est sûrement le chanteur qui dispose de la voix la plus remarquable du MJF 2023.
Le set est à l’image de cette description. Les morceaux Monster, Be Good To Me et Parade sont des vagues de watts déchaînés. Sur le dernier on s’étonne même d’entendre un riff à la R U Mine ? des Arctic Monkeys. Sur Unholy War, les saccades de piano nous rappellent le blues sous tension du morceau I Put A Spell On You de Screamin Jay Hawkins.
Malgré cette force de frappe énorme, la musique de Jacob Banks va aussi chercher de la douceur par moments grâce à des ballades somptueuses. Les chansons Part Time Love, Aim For My Head et Stranger Into Slow Up marquent un passage plus émotionnel du concert. Les textes nous touchent car ils sont d’une sincérité parfois à la limite du cynisme. Jacob raconte l’amour avec un regard désabusé.
Mention spéciale pour la chanson Found qui parle de la perte et du deuil d’un être aimé. Jacob Banks retire sa casquette et dédie cette chanson à sa grand-mère décédée. Il raconte qu’elle l’appelait tous les samedis et qu’après sa mort il ne savait plus quoi faire de ce moment privilégié qu’il lui réservait. En analysant le texte, on voit que cette chanson va bien plus loin. C’est un questionnement plus profond sur la manière de combler un vide émotionnel :
“So what do I do with this love I saved for you?
What do I move to the space I held for two?
Can you taste the choir?
Can you feel the whisper?
Oh, the love I found”
Qu’il envoie la sauce avec sa voix surpuissante où qu’il aille sur un terrain plus sensible, Jacob Banks nous emporte par la beauté brute de sa musique.
Le concert se termine par l’énorme tube Chainsmoking dont les chœurs negro spiritual emplissent tout l’espace du Jazz Lab. Cette chanson offre une belle synthèse de Jacob Banks : un artiste authentique et brut de décoffrage.
The Teskey Brothers, la southern soul dans toute sa splendeur
The Teskey Brothers c’est l’histoire de deux frères australiens qui ont grandi dans les terres agricoles qui entourent la ville de Melbourne. Pour y avoir vécu aussi, je visualise bien le tableau : des ranchs perdus dans des landes désertiques, au milieu de collines tapissées de vignes et de kangourous.
C’est dans ce décor que les deux frangins commencent à développer une passion pour la musique et notamment la soul d’Otis Redding et Ray Charles. Ils montent un groupe en 2008 et à partir de là, la route vers le succès sera longue. Pendant des années, ils enchaînent les prestations de rue et les concerts dans des petits bars. Ce n’est qu’en 2017 qu’ils sortent leur premier album. Enfin la machine est lancée. Deux albums suivront rapidement, dont The Winding Way fraîchement débarqué le 16 juin 2023.
Pour un groupe qui a connu une ascension si progressive, imaginez la consécration de venir jouer au Montreux Jazz Festival. L’avantage de ce genre d’artistes besogneux, c’est qu’ils ont une expérience de la scène implacable. Avant d’arriver sur la scène du Jazz Lab, ils ont probablement dû jouer dans toutes les conditions les plus galères. Ce qui fait d’eux des musiciens live de grande qualité. Sans surprise, ils vont le démontrer ce soir avec une facilité qui leur est propre.
Ils sont huit sur scène. Josh Teskey est le chanteur et la guitare rythmique, tandis que son frère Sam s’occupe de la guitare soliste et des chœurs. Une équipe de six musiciens vient soutenir les deux leaders : basse, batterie, un piano, un orgue Hammond, et une section de cuivres composée d’un saxophone et d’une trompette.
Tous ensemble il joue une southern soul impeccable. On pourrait aussi parler de blue-eyed soul. Ces sous-genres de la soul classique datent des années 50 et voient le jour dans le sud des États-Unis lorsque des musiciens blancs s’approprient la musique afro-américaine pour y ajouter des notions de country et de rock’n’roll. The Teskey Brothers sont les héritiers de cette musique et continuent de la faire perdurer.
Dès le début du concert, le groupe impose son style avec des morceaux qui vont piocher dans leurs trois albums. Remember The Time fait honneur au nouvel album avec ses arrangements de cuivres qui ponctuent efficacement chaque fin de mesure. Carry You est un slow typique ou la guitare rythmique plaque les accords dans le fond du temps tandis que la guitare lead répond avec des solos joués au bottleneck. Sur Crying Shame, Josh nous montre tout le groove de sa voix crépitante et nasillarde. L’orgue quant à lui pose des nappes chaleureuses caractéristiques de la southern soul.
Tout au long du concert, la musique des Teskey Brothers sonne comme un train bien huilé. Tout est propre et parfaitement maîtrisé, chaque musicien joue avec beaucoup de finesse. Cette volonté de ne pas surjouer fait respirer les morceaux et met en valeur une musique interprétée avec intelligence. Chaque chanson a une vraie progression qui semble couler paisiblement. C’est presque trop facile.
En milieu de set les deux frères prennent un instant pour partager avec nous l’accomplissement que représente cette soirée. Ils ont grandi en regardant les performances de Ray Charles et BB King au Montreux Jazz Festival et aujourd’hui c’est eux qui font le show ici-même. Un rêve de gosse. C’est l’occasion de payer un hommage à une de ces idoles : ils nous jouent une reprise de Drown In My Own Tears de Ray Charles.


Les deux énormes cartons de la fin de soirée sont deux chansons qui mettent tout le monde d’accord. D’abord So Caught Up avec sa rythmique emmenée par un piano sautillant. Le morceau est un bon résumé de la musique chaleureuse des Teskey Brothers. Mais le véritable clou du spectacle sera le dernier morceau Hold Me. C’est une ballade gospel presque a cappella qui semble conçu pour faire chanter les foules. Seuls un shaker et une grosse caisse viennent apporter une rythmique à l’énorme tube des Teskey Brothers.
Tout le monde reprend en choeur le refrain tout au long de la chanson :
“Hold me, don’t hold me down
Carry me, but keep my feet on the ground”
Plein d’humilité, le groupe salue son public et quitte la scène. C’est un véritable triomphe pour les Teskey Brothers. Pendant de longues minutes toute la salle continue d’entonner le refrain de Hold Me. Le groupe revient des coulisses pour profiter de cet instant magique avec les fans. On voit des étoiles dans les yeux des deux frères lorsqu’ils nous demandent de chanter plus fort ou plus doucement selon les improvisations vocales que Josh vient ajouter par-dessus nos chœurs.
Mission accomplie pour les Teskey Brothers. Quelques heures après le concert, sur le chemin de la gare pour rentrer à Lausanne, les fans fredonnent encore le refrain. Il ne nous quittera plus.
Ce soir au Montreux Jazz Lab, on a fait une cure de soul music et ça réchauffe le coeur.
On a aussi constaté que cette musique est tellement universelle qu’elle peut avoir mille visages. Selon qui la chante, on en découvre à chaque fois une nouvelle facette singulière et c’est bien pour ça qu’on ne s’en lassera jamais.
Crédits photos : Montreux Jazz Festival, Marc Ducrest, Emilien Itim, Lionel Flusin