Jacob Collier et Jon Batiste, la nouvelle génération de prodiges du Montreux Jazz (09.07.23)
Ce dimanche 9 juillet, la file d’attente est immense devant le 2m2c. Une marée de mélomanes impatients s’étend tout autour du bâtiment et déborde sur l’avenue Claude-Nobs.
L’excitation est palpable et on comprend pourquoi : les deux concerts de ce soir sont des événements exclusifs. Le jeune prodige du jazz Jacob Collier ne jouera que ce seul concert en Suisse cette année. Quant au soulman Jon Batiste, son concert au MJF sera tout bonnement sa seule date européenne de tout l’été. Deux concerts à ne pas manquer.
Jacob Collier, l’OVNI virtuose du nu-jazz
Toujours dans la file d’attente, les discussions vont bon train sur les shows auxquels on s’apprête à assister. Jacob Collier est un sujet brûlant. Le jeune britannique est perçu comme l’avenir du jazz mondial. Quand on tend l’oreille on entend toutes sortes de qualificatifs : “C’est un petit prodige… Un génie du jazz… C’est le nouvel Al Jarreau”.
En même temps, à seulement 28 ans, Jacob Collier a déjà récolté 5 Grammy Awards et joué sur les scènes les plus prestigieuses au monde. Originaire d’une famille de musiciens – tous professeurs à l’Académie Royale de Musique de Londres – la musique coule dans ses veines. À l’âge de 20 ans il donnait son premier concert au Montreux Jazz Festival, poussé sur le devant de la scène par Quincy Jones, son mentor de toujours. Huit ans plus tard, il est de retour sur la scène du Stravinski pour notre plus grand plaisir.
Jacob Collier débarque sur scène gonflé à bloc. Il commence tout de suite par sa marque de fabrique en live : faire chanter le public. On n’a pas eu le temps de s’échauffer la voix que nous voilà en train de faire des vocalises sous les commandes de l’artiste.
Le premier morceau, With The Love In My Heart, pose les bases d’une performance survitaminée. Jacob Collier a une dégaine de personnage de manga. Avec un large sourire accroché sur son visage juvénile, ses cheveux en pétard, son pantalon multicolore, il sautille pieds nus sur la scène du Stravinski. Le multi-instrumentiste a une installation complète juste pour lui et court d’instrument en instrument, jouant de tout ce qui lui passe sous la main : piano, synthés, basse, guitare, batterie, percussions…
Le décor lui aussi semble sortir tout droit d’un cartoon. Sur le fond de scène, un immense “J” clignote tout au long du concert. Une peluche de crocodile trône sur le piano et un bob bariolé est posé sur le manche de sa contrebasse électrique. Au milieu de cette scénographie haute en couleur, cinq musiciens accompagnent le leader. Une section rythmique basse batterie, une percussionniste, une guitariste, et une claviériste. Les trois musiciennes sont aussi d’excellentes choristes. Tour à tour elles prennent le chant lead, notamment dès le début du concert sur les morceaux Count The People et Feel.
La musique de Jacob Collier fait l’effet d’un trip au LSD. N’importe quel titre devient un morceau-fleuve qui dépasse facilement les 10 minutes. On passe du coq-à-l’âne, à travers des parties radicalement différentes qui mélangent tous les styles : jazz, pop, funk, R&B, fusion, hip-hop, trip-hop, électro, neo-soul… Chaque morceau est une fresque surprenante où le jeune prodige laisse libre cours à sa virtuosité. Jacob Collier offre une musique complexe et technique qui réussit quand même à emporter les oreilles moins averties grâce à une énergie communicative et un sens du spectacle évident. Son jazz expérimental devient alors grand public.
En milieu de set, Jacob renvoie son groupe en coulisses et nous offre trois morceaux en solo. Il nous démontre alors ses talents d’homme-orchestre. Sur la chanson Don’t You Know, il joue de tous ses instruments et enregistre des boucles pour construire une nouvelle symphonie surréaliste. The Sun Is In Your Eyes est une parenthèse acoustique où il chante en s’accompagnant uniquement de sa guitare. Mais même là, il ne fait rien comme les autres. La suite d’accords et les arpèges sont une fois encore très recherchés. Il termine ce passage solo par une reprise de I Can’t Help Falling In Love d’Elvis Presley (comme a pu le faire Chris Isaak en début de festival). Sur sa version de la chanson il utilise un harmoniser qui quadruple sa voix et produit des harmonies au son vocodé et robotique. Jacob Collier serait-il un cyborg ? Un OVNI ?
Ses musiciens reviennent pour une fin de concert tout aussi haute en couleur. La choriste percussionniste prend le lead vocal sur In Too Deep et on profite de sa voix typée R&B des années 2000 à la Alicia Keys. Pour le funky Time Alone With You, Jacob fait le pitre. Il prend une basse 5 cordes, s’affuble d’un bob multicolore et part danser sur un banc surélevé en fond de scène.
Le spectacle est total. On ne voit pas le temps passer et la fin du concert arrive déjà
Mais avant de nous quitter, Jacob Collier a encore prévu de nous faire participer. Sur sa reprise du mythique Somebody To Love de Queen, le public tout entier devient un ingrédient indispensable de sa musique. Une nouvelle fois il prend le rôle de chef de chœur, divise le public en trois, et nous montre comment faire des harmonies vocales. Un moment interactif qui aboutira à une ovation interminable.
Les deux derniers morceaux terminent le concert dans une ambiance feel good entre pop et funk. Deux immenses bonhommes gonflables surgissent sur le devant de la scène et ondulent frénétiquement dans tous les sens.
Voir un concert de Jacob Collier c’est en prendre plein les mirettes. Heureusement qu’il y a l’entracte pour nous remettre de nos émotions avant la suite de la soirée.
Jon Batiste, un soulman prophétique au sommet de son art
Plus tôt dans la semaine, on apprenait en coulisses que Jon Batiste est en vacances à Montreux depuis presque un mois déjà. Il est venu profiter des bords du lac Léman avec sa famille et son groupe. Pour l’équipe du Montreux Jazz ce concert a une saveur particulière car comme je vous le disais plus haut, Jon Batiste a décidé que cette soirée serait l’unique show qu’il jouera cet été. Une exclusivité immanquable donc.
L’artiste de 36 ans est au sommet de son art. Depuis 2005 il enchaîne les albums et les récompenses : un oscar pour la bande originale du film Soul, et cinq Grammy Awards – dont celui du meilleur album de l’année pour WE ARE, son dernier opus sorti en 2021.
Engagé, Jon Batiste a pour mission de transmettre l’héritage culturel des musiques afro-américaines. Sur la pochette de l’album on peut lire ces quelques mots inspirants :
“Dedicated to the dreamers, seers, griots and truth tellers who refuse to let us fully descend into madness”.
Il est déjà venu se produire plusieurs fois sur la scène du Montreux Jazz. Une fois en 2013, puis à l’occasion des soirées de Quincy Jones au Stravinski. Ce soir il est de retour en grande pompe pour un concert évènement.
Le spectacle commence sur les écrans géants de l’auditorium Stravinski. Une vidéo en noir et blanc avec un grain vintage montre Jon Batiste dans des scènes de vies. Une voix de femme monotone répète mystérieusement : “Exprimez-vous”. On comprend que le premier morceau sera Express Yourself. Jon Batiste arrive en trombe et s’empare de la scène avec une niaque remarquable. Dès les premières secondes il chauffe son public et l’atmosphère d’une messe gospel s’installe dans la salle.
Dans son costume bleu roi, le leader déborde d’une énergie communicative. Il commence par un solo de mélodica, cet instrument à vent qui dispose d’un clavier. Puis il pianote un peu sur son Steinway & Sons, esquisse quelques pas de danse avec sa choriste, avant de rejoindre son batteur pour l’aider à marteler ses cymbales et ses toms. Il prend possession de chaque coin de la scène pour finir à genoux tout devant. Autant vous dire que le concert démarre sur les chapeaux de roues.



Tout de suite il s’adresse à nous pour nous partager sa vision de la musique : “Je viens de la Nouvelle-Orléans. Là-bas quand on joue c’est bien plus que de la musique. C’est une pratique spirituelle. On célèbre la vie. Ce soir vous allez devoir exprimer vos émotions et dansez plus que jamais”. Puis il envoie Freedom avec une énergie soul explosive. Ce n’est que le deuxième morceau du set mais il termine allongé sur le sol, comme lessivé par toutes les bonnes vibrations qu’il vient de transmettre.
Avec son chapeau de cowboy, le batteur vient jouer du tambourin sur le devant de la scène. Ce n’est en fait qu’une diversion pour permettre à Jon Batiste de quitter la scène et d’aller se changer avant de revenir vêtu d’une tenue dorée dont les paillettes brillent de mille feux. À son retour il nous interprète sa version personnelle d’un des plus grands standards de blues : St. James Infirmary.
Il n’y a aucun temps mort durant le concert. Chaque chanson du set est un événement en soi. Le très rock’n’roll Tell The Truth est l’occasion pour Jon Batiste de jouer de la guitare et son guitariste soliste impressionne avec un solo monstrueux.
Le morceau d’après, un nouveau saxophoniste vient jouer sur scène. La choriste prend le chant lead et enflamme la salle avec une voix soul surpuissante qui n’a rien à envier à Aretha Franklin. À plusieurs reprises, de jeunes danseuses viennent s’ajouter aux festivités.


Jon Batiste n’est pas là pour faire les choses à moitié. Même les moments plus calmes du concert sont agrémentés par une section complète de cordes. Au total, huit musiciens rejoignent le groupe pour une reprise de la magnifique chanson des Beatles Golden Slumbers. Ils restent sur scène pour une version rallongée de Cry, un des tubes du dernier album. Le morceau bluesy prend une tournure XXL avec une outro portée par les arrangements symphoniques des cordes, et une nouvelle chanteuse qui débarque de nul part pour poser un couplet inédit sur la chanson.
La musique de Jon Batiste est une synthèse foisonnante de toutes les musiques afro-américaines. Il manie à la perfection le groove du blues, la spontanéité du jazz, les tonalités chaleureuses de la soul. Le tout avec une modernité remarquable : il ne se contente pas de s’inspirer de ces genres fondateurs, il les réinvente et les redéfinit à sa manière.
La fin du concert sera le comble du spectacle. Non seulement Jon Batiste nous interprète Worship, une chanson inédite de son nouvel album qui sortira le 18 août 2023, mais il va également donner une tournure inattendue à la soirée.
Tout le groupe descend dans le public pour chanter un refrain imparable à base de “La-La-La-La”. À la manière d’un groupe de rue de la Nouvelle-Orléans, ils arpentent tout l’Auditorium Stravinski pour communier avec les fans. Mais le showman ne compte pas s’arrêter là. Dans l’euphorie la plus totale il annonce : “Let’s go play in the street”. Le groupe sort alors de la salle de concert et emmène d’abord la mélodie à travers les moindres recoins du 2m2c. L’auditorium se vide en quelques secondes et tout le public emboîte le pas des musiciens. Jon Batiste s’arrête pour jouer un moment dans l’espace réservé au staff où il célèbre cette soirée avec Mathieu Jaton, directeur du festival.
Cette folle prestation terminera bel et bien dans les rues de Montreux, à la vue de tous. Le refrain se répand comme une traînée de poudre dans toute la ville et les passants se joignent à la fête. Du jamais vu. Un moment unique qui marque instantanément l’histoire du festival.



Cette soirée dantesque clôture la première semaine du Montreux Jazz. Il reste encore tant de concerts à venir, mais les performances de Jacob Collier et Jon Batiste font déjà partie des moments les plus mémorables de cette édition 2023. Cette nouvelle génération d’artistes est en train d’écrire la légende de demain. Et ils ne font que commencer : quelques heures après le concert, on les retrouve au Memphis pour une jam session de haute voltige avec les musiciens locaux. Décidément, ces deux-là n’ont pas fini de nous surprendre.
Crédits photos : Montreux Jazz Festival, Marc Ducrest, Emilien Itim, Lionel Flusin
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