Soirée de consécration pour Olivia Dean, Gabriels et Loyle Carner – Montreux Jazz Lab (13.07.23)
Au Montreux Jazz Festival les soirées s’enchaînent et ne se ressemblent pas.
Ce soir c’est au Jazz Lab qu’on va aller écouter de la musique, et encore une fois l’affiche est des plus excitantes. Trois artistes en pleine ascension vont prendre d’assaut la scène. Au programme, du R&B, de la soul contemporaine et une tête d’affiche hip-hop. Prêt à groover ?
Olivia Dean, la nouvelle diva du R&B
Ces dernières années, la scène jazz et soul londonienne est florissante et voit naître de véritables pépites. On pense notamment à Jorja Smith, Tom Misch, Jordan Rakei ou encore Yussef Dayes. Olivia Dean nous vient directement de ce terreau fertile.
Elle commence sa carrière solo en 2019 forte de son expérience en comédie musicale et d’années de chorale gospel. Le succès est immédiat. Elle sera élue artiste de l’année par la plateforme Amazon Music en 2021 et ses streams mensuels dépassent aisément le million. Quatre EP au compteur pour la jeune artiste de 24 ans et un nouvel album qui vient de sortir le 30 juin dernier. Ce soir elle va nous présenter les chansons de ce tout nouvel opus intitulé Messy.
Le concert commence avec une intro de synthé planante relevée par des breaks de batterie énergique. Olivia Dean arrive sur scène étincelante dans sa robe de soirée rose bonbon. Ses cheveux finement bouclés ondulent au niveau de ses épaules et elle lâche un timide “Hello Montreux” avant d’attaquer le morceau Echo. Dès les premières phrases de chant le groupe baisse l’intensité de l’instrumentale pour qu’on puisse admirer le groove de la chanteuse.

Olivia Dean a une voix de velours pleine de sensualité. Elle est la digne héritière des divas du R&B telles que Lauryn Hill et Erykah Badu. D’ailleurs, elle incorpore le refrain de On & On de cette dernière dans l’outro de sa première chanson. Un hommage immédiat qui situe d’entrée l’univers de l’artiste.
Ses mélodies caressent l’oreille. Cette énergie toute en douceur se ressent également quand elle prend la parole. La jeune fille est d’un naturel timide au premier abord, mais derrière cette réserve, son regard pétillant et son sourire en coin captivent et la rendent d’autant plus attendrissante.
La couleur musicale d’Olivia Dean est envoûtante. Mais derrière cette enveloppe de légèreté, ses textes apportent des messages importants. Chaque chanson est une leçon de vie à appliquer. Be My Own Boyfriend parle de l’importance de s’aimer soi-même avant de pouvoir aimer les autres. Messy le morceau titre du nouvel album est une ode à l’acceptation de soi malgré nos petites imperfections. On dirait que la jeune chanteuse se parle à elle-même :
“No need to be ready
It’s okay if it’s messy
I’m on your side”
Au cours d’un concert de 45 minutes, elle nous donne un aperçu de son jeune répertoire et montre toute la profondeur de ses compositions. Son R&B va puiser dans ses origines jamaïco-guyanaises avec Danger, un morceau aux influences reggae. UFO est une petite ballade folk et Olivia joue de la guitare acoustique pour l’occasion. Sur certaines chansons la chanteuse ajoute des percussions comme un shaker ou un tambourin. Le titre Ladies Room nous offre une intro à la grosse caisse et le public suit la rythmique en tapant dans les mains. On s’ambiance sur cette funk imparable avant d’entrer dans les derniers instants du concert


La fin arrive avec deux slows progressifs. Carmen raconte l’histoire de sa grand-mère qui a courageusement émigré vers le Royaume-Uni quand elle avait 18 ans : “I’m a product of her bravery, I wouldn’t be here without her”. Quant à The Hardest Part, c’est le constat déchirant d’une relation qui touche à sa fin car les deux personnes n’arrivent plus à grandir ensemble.
Olivia Dean terminera sa prestation en beauté avec le tube et single de son nouvel album : Dive. Grâce à son refrain feel good, elle remplit le Jazz Lab de bonnes vibrations avant de nous quitter. Sans mauvais jeu de mots, on a totalement plongé les yeux fermés dans l’univers envoûtant d’Olivia Dean. On ne peut que vous conseiller d’essayer, vous verrez c’est agréable.
Gabriels, la claque monumentale d’une soul indescriptible
Des trois noms à l’affiche ce soir, Gabriels était celui que nous connaissions le moins.
Vous pouvez être sûr que nous n’allons plus lâcher ce groupe d’une semelle à partir de maintenant. Les voir en concert est une véritable révélation et vous allez comprendre pourquoi. Mais d’abord un peu de contexte.
Gabriels, c’est un groupe composé de trois personnalités radicalement différentes. D’abord Jacob Lusk, 36 ans, originaire de Compton en Californie. Il commence à chanter le gospel à l’âge de quatre ans dans une communauté évangéliste et dirige plus tard sa propre chorale. Il fait une apparition remarquée dans l’émission American Idol, avant de s’éloigner du monde de la musique, dégoûté par les coulisses de l’industrie. Mais c’était avant de faire la rencontre des deux autres.
Ryan Hope est un DJ fan de house music qui nous vient de Sunderland au Royaume-Uni. C’est grâce à sa casquette de cinéaste qu’il s’installe à Los Angeles pour réaliser des clips et des films publicitaires. Il collabore avec Ari Balouzian, un violoniste qui a une formation de musique classique et qui compose des bandes originales de film. Un jour les deux compères ont besoin de chœurs gospel pour réaliser une pub Prada. De fil en aiguille, il rencontre Jacob. L’alchimie musicale est instantanée et c’est ainsi que naîtra Gabriels.
Dès 2020, le groupe commence à sortir des EP qui font parler d’eux. Notamment In Loving Memory qui sera adoubé par Elton John en personne comme “l’un des disques les plus marquants qu’il ait entendus ces dix dernières années”. À partir de là, les tournées internationales s’enchaînent pour aboutir à la sortie d’un premier album remarquable en 2022 : Angels & Queens. Ce soir on a rendez-vous avec ces trois personnages atypiques pour découvrir leur univers à la croisée des mondes.
Le groupe arrive sur scène et la messe peut commencer. Dès le début du concert, Jacob Lusk prend toute la lumière des projecteurs. Il arrive habillé d’un smoking de cérémonie, une cape d’opéra sur les épaules. Le groupe attaque avec Offering et on plonge tout de suite dans l’ambiance. L’intro au violon donne un côté énigmatique à cette soul envoûtante. Quand Jacob se met à chanter, on comprend qu’on va assister à quelque chose de spécial.

Les trois membres fondateurs sont accompagnés d’une section rythmique basse batterie, d’un clavier et de trois choristes qui animent le fond de scène avec des chorégraphies pour chaque chanson. Comment vous décrire le style de Gabriels ? La base de leur musique est une soul qui s’inspire des années Motown. Mais Jacob Lusk déteste qu’on les réduise à ce seul genre alors je reprends ses mots : “nous faisons de la pop soul venue du futur”.
En effet, les ambiances sonores électroniques que Ryan Hope ajoute à l’aide de son clavier et de ses pads donnent un côté futuriste. Les arrangements de violon d’Ari Balouzian jouent également un rôle important dans la couleur musicale de Gabriels. Il ajoute une touche sophistiquée qui va flirter avec la musique classique.
Par-dessus ces compositions subtiles et recherchées, Jacob Lusk laisse libre cours à sa puissance vocale. Il dynamite tout sur son passage. Il ne chante pas, il prêche. Regard habité, jeu de scène dramatique, il est l’incarnation grandiloquente de cette musique révolutionnaire.

Dans notre article précédent nous disions que Jacob Banks était l’une des plus belles voix du MJF 2023. Aujourd’hui, c’est Jacob Lusk qui vient contester ce trône. Dans un autre style certes, mais la performance vocale du chanteur est tout simplement époustouflante. Sa voix va chercher les aiguës les plus hauts perchés comme les graves les plus gutturaux – toujours avec une intensité extrême. C’est tout simplement incroyable à écouter en live, une énorme claque !
La setlist explore les meilleurs morceaux de leurs EP et du nouvel album. Très tôt, Jacob Lusk nous présente son morceau préféré Taboo. Le rythme se fait plus lent et lourd pour ce morceau bluesy angoissant. Les notes de violon stridentes viennent compléter ce tableau anxiogène.
Mais les titres qui emportent le public et obtiennent des ovations sensationnelles sont trois morceaux plus funky qui s’enchaînent en milieu de setlist. Le groove parle. Le tube Love & Hate In A Different Time entame cette partie énergique et fait la part belle aux chœurs qui répondent au chanteur sur le refrain.
Puis le groupe va chercher un tempo encore plus rapide avec Glory qui fait taper tout le monde dans les mains. Sur Back To Life, le violon martèle une note répétitive sur chaque temps, arrangement typiquement funky. Une des choristes s’avance sur le devant de la scène et prend le lead vocal le temps d’un instant.

Les derniers morceaux de la setlist redescendent l’intensité du concert progressivement. Pour le titre Great Wind, Jacob Lusk redevient le chef de sa chorale gospel pour un instant et nous fait répéter un message d’amour : “If you love somebody, you should tell them everyday”. Pour interpréter Professional il se transforme en crooner à la Sinatra, avant de nous faire une démonstration vocale a cappella à la fin de la chanson.
Le concert termine sur une soul plus traditionnelle avec One & Only. Tout au long du concert, on a l’impression d’avoir voyagé à travers ce style et d’en avoir découvert de tout nouveaux aspects. Mais là, on est bien de retour aux origines. La boucle est bouclée.
Si vous avez l’occasion d’aller voir Gabriels en concert, n’hésitez pas une seule seconde. Vous en sortirez transformé.
Loyle Carner, la consécration d’une star montante du hip-hop
Chez Sounds So Beautiful, Loyle Carner est un peu notre petit chouchou. Marcus, notre rédac’ chef, vient d’ailleurs de couvrir son concert à Jazz à Vienne. Pour ma part je l’avais déjà vu sur la scène du Montreux Jazz Lab l’année dernière alors qu’il débutait la soirée avant le concert de Parcels. Un an plus tard, presque jour pour jour, on le retrouve au même endroit mais dans un autre contexte.
Le jeune rappeur avait fait forte impression à Montreux l’année dernière. Il est donc de retour cette année pour nous présenter son album Hugo sorti entre-temps. Pour son premier concert il était venu en duo avec son beatmaker et DJ Rebel Kleff. Mais cette année Loyle Carner a décidé de marquer le coup et de faire les choses en grand. Durant le concert il explique sa démarche :
“When I was young, Montreux Jazz was one of the few festivals I’ve always dreamt of playing. I’ve been here before but I always said to myself, I didn’t really played it until I played it with a band. So tonight is the show I’ve been dreaming for a long time. That’s why we stepped out in these suits. And it’s only right that I shout out to Miles Davis!”
Ce soir Loyle Carner débarque donc avec un groupe entier sur la scène du Jazz Lab et tous les protagonistes ont sorti le costard cravate pour l’occasion. Le leader est accompagné d’un DJ, d’une bassiste, d’un batteur, d’un guitariste et d’un claviériste. Ensemble ils vont nous démontrer la grande classe de la nouvelle génération du hip-hop britannique.

Le concert commence avec un solo de batterie très rock pour chauffer la salle d’entrée de jeu. Ce n’est autre que l’intro du morceau Hate, un titre exutoire rempli de rage qui permet à Loyle d’arriver dans une énergie totalement décomplexée. Tout de suite le flow est incisif, le rappeur veut nous en mettre plein la vue. Et c’est ce qu’il va faire avec brio tout au long d’un concert d’un peu plus d’une heure.
Le style de Loyle Carner lui est propre et mélange parfaitement le hip-hop old school avec des instrumentales modernes qui vont puiser dans le jazz contemporain. Son accent cockney teinte son phrasé d’une fierté typique de la classe ouvrière de Londres. Sa prose est à la fois très personnelle mais aussi politique.
Il explore des thématiques qui lui sont propres comme sa relation avec son père qui l’a abandonné quand il était jeune, et son amour pour sa mère qui l’a élevé seule dans un contexte difficile. Il dépeint aussi le tableau social complexe d’un jeune métisse issu d’une famille modeste et recomposée, grandissant dans une Angleterre raciste et clivante.

La setlist est un mix équilibré entre les morceaux phares du nouvel album et les titres plus anciens à l’origine de son succès. Les nouveaux morceaux prennent de l’ampleur en live. Par exemple, Polyfilla est une démonstration de son flow parfait, rallongé par une intro a cappella, qui fait honneur à la tradition du spoken words. Homerton nous permet d’apprécier des solos de trompettes joués par le DJ, et Nobody Knows met en avant de magnifiques chœurs gospel chantés par des enfants.
Le concert est parfaitement ficelé. Les premiers tubes de Loyle Carner dispersés tout au long de la setlist ravissent le public qui chante systématiquement les refrains. Sur ces chansons, ils invoquent les voix de tous ses potes de la scène londonienne qui l’ont aidé à se faire un nom à ses débuts. Une partie du concert est entièrement dédiée à Tom Misch, “his sexy friend”, avec les morceaux Angel, Damselfly, et Yesterday. La voix flegmatique du jazzman chante les refrains et ses plans de guitares virtuoses colorent les titres.
On entendra aussi la voix de Jorja Smith sur Loose Ends, puis Jordan Rakei sur le titre Ottolenghi qui conclura le concert. Avant d’entamer cette dernière chanson Loyle en profite pour jeter un regard sur sa carrière : “It’s been ten years we’re doing this…” puis après une légère pause il lâche d’un ton frimeur : “…and I’m still pretty young”.


En effet, avec ce concert de haut niveau, Loyle Carner a encore prouvé qu’à seulement 28 ans, il fait déjà partie des grands du hip-hop et qu’il a un avenir radieux devant lui. À tel point que le public ne partira pas sans un rappel. Le rappeur revient seul, pour un moment a cappella qui fait désormais figure de signature live de l’artiste. Métronome en tête, il nous scande un dernier poème avant de partir comme un roi. La classe.
Encore une belle soirée musicale à la programmation riche et variée.
Merci au Montreux Jazz Festival.
Crédits photos : Montreux Jazz Festival, Marc Ducrest, Emilien Itim, Lionel Flusin, Théa Moser