Buddy Guy et Joe Bonamassa, deux cadors du blues pour une soirée de légende – (Montreux Jazz – 14.07.23)
Ce soir, tous les amateurs de blues et de guitare sont présents à Montreux. L’affiche est tout simplement exceptionnelle. Au programme, deux Guitar Heroes qui vont nous montrer tout ce qu’il est possible de faire avec une six cordes.
Devant l’Auditorium Stravinski des fans de toutes les générations se préparent pour une soirée inoubliable. On rencontre Mia, Simren et Cécile, trois trentenaires venus pour voir Buddy Guy. Preuve que le blues est intemporel et continue de vivre chez les jeunes générations. Simren et Mia sont tous les deux historiens de la musique. Pour eux, impossible de rater ce rendez-vous de légende. Car oui, ce soir c’est une part importante de l’histoire de la musique qui va s’exprimer sur scène.
Buddy Guy, la légende vivante du Chicago Blues
À 86 ans, Buddy Guy est le doyen de cette édition 2023 du Montreux Jazz. Imaginez tout ce que cet homme a vécu depuis 1936. De sa Louisiane natale, à ses débuts à Chicago en tant que musicien à l’âge de 21 ans, jusqu’au concert de ce soir… L’homme a presque traversé un siècle entier, et pourtant il est loin d’être enterré. Sa musique reste inchangée et n’a pas pris une ride.
C’est ça le pouvoir du blues. Il ne s’est jamais réinventé mais continuera toujours de parler aux tripes et aux cœurs des auditeurs. C’est une musique authentique et viscérale qui n’a pas besoin d’aller chercher plus loin. À l’occasion de son treizième concert au Montreux Jazz Festival, Buddy Guy va encore nous le prouver.
Sur les écrans géants de l’auditorium Stravinski, on peut voir le paysage nocturne d’une rue animée de Chicago. Les néons des clubs de blues se reflètent sur la carrosserie de vieilles Ford vintage. Quatre musiciens s’installent : basse, batterie, un guitariste et un pianiste. Ce dernier commence à jouer et prend une voix de speaker de combat de boxe pour présenter le maître qui va prendre possession des lieux dans quelques secondes.
Ça y est, Buddy Guy en personne arrive d’un pas flegmatique sur scène et les premières notes de guitare endiablée résonnent dans tout l’auditorium. Il attaque fort avec un de ses morceaux cultes, Damn Right I Got The Blues. La légende prend place, chemise noire à pois blancs surmontée d’une salopette en jean, Stratocaster couleur crème en bandoulière. Ce sera d’ailleurs la seule guitare à laquelle il fera honneur tout au long du concert.


Car comme on s’y attendait, ce show va prendre la tournure d’une masterclass de guitare.
Sur cette première chanson, la star va chercher très bas sur son manche pour nous envoyer des solos bluesy tout en puissance. Lorsqu’il se met à chanter, sa voix grave presque parlée installe le groupe dans une atmosphère feutrée. Chaque musicien descend en intensité pour laisser parler le groove et le timbre du bluesman. Bien sûr le morceau explose à nouveau quelques mesures plus tard, et Buddy Guy transmet le lead au clavier qui nous gratifie d’un solo épique. Quand cette introduction se termine on a déjà pris toute la mesure de l’événement auquel on assiste.
Le vieux sage s’avance rieur vers son micro : “wooh, we played too loud”. Du coup on a le droit à une version toute en finesse du standard Hoochie Coochie Man de Muddy Waters. Le riff de basse mythique s’installe et Buddy Guy répond systématiquement par des notes subtiles dont il a le secret.
L’interprétation est millimétrée et les notes de guitare deviennent presque une lointaine rumeur. Le groove est intense et sexy, tout comme la thématique de la chanson. La musique du diable nous possède et son esthétique sensuelle ressort dans le jeu de scène. Malgré son bel âge, la vieille canaille n’a rien perdu de son bagout, et nous envoie des coups de hanche bien sentis.
La manière de jouer de Buddy Guy est hypnotique. Il n’a rien perdu de sa dextérité et fait littéralement l’amour à sa guitare. Pour aller chercher des sonorités crissantes, il frotte d’abord les cordes et les micros avec sa manche de chemise, puis la retourne carrément contre sa salopette.
Mais la démonstration ne s’arrêtera pas là.
Sur I Just Want To Make Love To You de Muddy Waters, le maître va frimer. Il joue ses mélodies en passant sa main par-dessus le manche de sa guitare plutôt que par en-dessous. Pour le morceau presque funky Grits Ain’t Groceries de Little Milton, Buddy Guy nous offre un interlude particulier. Il pose la six cordes sur son ampli et va nous jouer des solos en fouettant les cordes tour à tour avec une baguette de batterie, puis un torchon qui traîne par là.
La démonstration technique atteint son sommet lorsqu’il nous joue Voodoo Man de Jimi Hendrix. Comme un hommage au guitariste virtuose, Buddy Guy va imiter son jeu de scène et lâchera un énorme solo qu’il jouera avec ses dents. Moment iconique, et l’ovation qui suit est à la hauteur de la performance.
Ce soir on voyage à travers les plus grands classiques du blues. Il ressuscite toutes les plus belles compositions de ce genre indémodable. Tous ses potes y passent : Muddy Waters, Jimi Hendrix, Eric Clapton , B.B King. Lorsqu’il joue Boom Boom de John Lee Hooker il ironise : “je vais jouer celle-ci juste pour vous montrer que je sais encore la faire, sinon vous allez rentrer à la maison en râlant et dire que je l’ai oublié”.
En fin de concert, Buddy Guy partage un peu de sa sagesse. II revient aux sources de son histoire, quand il jouait dans des bars pour pas un sou : “À cause de nos paroles et de notre musique, on se faisait souvent tirer dessus à l’époque ! Et pourtant on continuait à jouer. C’est comme ça que je donne de l’amour. Et je continuerai tant que je peux encore le faire”.
Avec humour il porte un regard sur l’évolution de la musique : “ Quand le rock est arrivé et que j’écoutais les paroles, je me disais qu’on ne ferait pas plus provocateur. Mais après il y a eu le Hip-Hop… Je m’étais sacrément trompé. Aujourd’hui le blues ne passe plus à la radio, mais il continue de vivre partout. J’ai l’honneur d’inviter sur scène un des héritiers qui continue sa transmission”.
Pour le dernier morceau, Joe Bonamassa rejoint Buddy Guy sur scène pour se faire adouber par le maître. Ensemble ils dézinguent l’un des derniers tubes de Buddy Guy, I Let My Guitar Do the Talking. Les deux guitar heroes se renvoient les solos, et commencent un duel. Face à face, l’un balance un phrasé et l’autre répond du tac au tac.
Le concert se termine sur ce beau moment de partage intergénérationnel. Joe Bonamassa a eu le droit à un petit échauffement avant de commencer sa prestation. Quant à lui, Buddy Guy a fait le show pendant une heure et demie. La légende a montré qu’il n’a rien perdu de son style incendiaire et qu’il fait toujours partie des meilleurs guitaristes de tous les temps.
Joe Bonamassa, un blues-rock musclé et ravageur
Si vous écoutez du blues ou que vous jouez de la guitare, impossible d’être passé à côté de Joe Bonamassa. Le guitariste déchaîne les passions depuis son plus jeune âge. Tout commence d’ailleurs lorsqu’il joue la première partie de B.B King à l’âge de 12 ans. Le maître absolu du blues lui promet alors qu’il sera une légende avant ses 25 ans.
Aujourd’hui il a 46 ans, plus de 30 albums au compteur, 3 nominations aux Grammy Awards, a joué avec tous les plus grands et son nom est cité parmi les meilleurs guitaristes de sa génération. B.B King a eu du flair. Ce soir c’est déjà la troisième fois que Joe Bonamassa vient se produire sur la scène du Montreux Jazz. Attention, ça va secouer.
C’est le cas de le dire car Joe Bonamassa commence directement avec le riff lourd et saturé du morceau Evil Mama. Il installe tout de suite une ambiance apocalyptique.
Le groupe composé de six musiciens joue à pleine puissance pour cette intro tapageuse. La basse et la batterie tabassent une rythmique incisive et omniprésente. Les deux choristes rehaussent l’intensité sur le refrain. La guitare rythmique donne l’assise nécessaire à Joe pour broder ses riffs et ses solos. Quant au clavier, il se fait plaisir dès le début avec un passage de la chanson qui lui est réservé pour prendre le devant avec des sonorités d’orgue électrique.
Joe Bonamassa a l’allure d’un de ces agents du FBI dans une série américaine. Cheveux gominés en arrière, lunettes de soleil, costard sobre. Une sorte de James Bond de la guitare ? En quelque sorte, car le bluesman va explorer les secrets les plus sombres de cet instrument.
Sa musique, bien qu’estampillée blues, est en réalité une exploration de toutes les sonorités qu’une guitare électrique peut offrir. Sur le deuxième titre Dust Bowl, le son se rapproche plus d’un blockbuster classic-rock à la Led Zeppelin que d’un vieux blues de B.B King. Et c’est d’ailleurs le cas sur la plupart des morceaux de la setlist.


Joe Bonamassa a su développer sa propre esthétique et s’est éloigné du doigté subtil de ses mentors. Lui veut envoyer du lourd. Son jeu est frénétique et il bouscule les codes du blues traditionnel en allant dans la recherche d’un son beaucoup plus travaillé. Pour ce faire il utilise de nombreuses guitares différentes. Faut-il préciser qu’il est un collectionneur invétéré, réputé pour en posséder plus de 150 ? Sur scène, il se contente de ses quatre préférées. Tout au long du concert il alternera entre une Gibson Les Paul Standard Traditional Honey Burst, une demi-caisse Gibson ES-355 Cherry, une Fender Stratocaster Sunburst et une Telecaster Cream Riff. Des modèles incontournables qui lui offrent toutes les possibilités.
C’est du côté de son pédalier qu’il va expérimenter et faire opérer la magie. Au fil de la setlist on entendra toutes les sonorités de guitares possibles et imaginables. Le son de base de Joe Bonamassa est une saturation assez claire. Mais sur Double Trouble, il utilisera un effet chorus qui produit un écho et des tonalités différentes qui épaississent le rendu sonore. Pour Didn’t Think She Would Do It, il va piétiner sa pédale wah wah pour déformer les notes et leur donner un aspect surréaliste.
L’heure et demie de concert sera une démonstration technique. D’abord au niveau du jeu de guitare et des solos à rallonges, mais aussi dans ce travail constant pour explorer toutes les capacités des guitares. Un vrai concert de guitariste, à l’attention des guitaristes.
Pour le dernier morceau Just Got Paid, il sortira une Gibson Flying V, une guitare typique du classic rock saturé. On continue de découvrir le laboratoire de Joe Bonamassa avec un passage très particulier. Il utilise une pédale d’effet qui dispose d’un contrôleur à détecteur de mouvements. Joe fait le show : il ondule sa main au-dessus du capteur pour contrôler à sa guise le sustain et la distorsion des notes. Avant de quitter la scène, cet aparté final lui donne l’air d’un sorcier vaudou qui profère des incantations.
Une dernière fois, le blues redevient la musique du diable. Et ce soir pour notre plus grand plaisir, on s’est abandonné du début à la fin à ces forces obscures. “You ain’t got the blues brother, cause it’s the blues that got you”.
Crédits photos : Montreux Jazz Festival, Marc Ducrest, Emilien Itim, Lionel Flusin, Lou Barthelemy