Noname : l’afrofuturisme au bout de la plume
Le spoken word, telle est la plume de l’artiste de 33 ans. Noname, héroïne sans nom de la scène rap et poésie de Chicago, continue de bousculer les codes avec son dernier album Sundial, sorti en août 2023. Sur la neuvième piste de celui-ci, elle explore un concept que nous avons déjà évoqué sur le média et qui mérite d’être à nouveau analysé : l’afrofuturisme.

Qu’est-ce que l’afrofuturisme ?
L’afrofuturisme est une philosophie et un courant artistique qui mêle esthétique afro-américaine, science-fiction, histoire et fantaisie. Il s’agit d’un concept qui invite à reconnecter les personnes noires à une histoire souvent effacée ou oubliée, en imaginant des futurs dans lesquels la libération noire s’exprime pleinement. Cette philosophie irrigue la musique, la littérature et le cinéma, comme dans ‘All The Stars’ de Kendrick Lamar et SZA, et bien sûr dans ‘afro futurism’ de Noname.
Que nous dit Noname dans ‘afro futurism’
Dans ce titre, Noname manie le spoken word comme une arme poétique et politique. Sa voix, à la fois douce et tranchante, déroule des images puissantes :
« Esoteric, generic, zombie chasin’ a carrot
A ferret on solid ground remembers a hound dog don’t bark at the sun
This a dog-eat-dog world, she got family to hunt
It’s that time of the month… »
Dans ces vers, Noname évoque la survie dans un monde hostile qui vacille entre la violence systémique et la résilience noire. Les métaphores animales telles que « zombie« , « ferret » ou encore « hound dog » traduisent la lutte quotidienne des personnes noires aux États-Unis et la nécessité pour elles d’être rusées pour exister. Elle glisse aussi des références à la prison, à la solitude, à la famille et à la solidarité : « I’m sendin’ little books to little bears / Money on the commissary… »
La fin du morceau, plus narrative, donne la parole à une voix qui raconte l’expérience de l’isolement carcéral, entre désillusion et ironie :
« First I stayed on the island for like a few months…
I went to the box and I was by myself and I was like, ‘This is great,’ you know what I’m sayin’? »
Un passage qui met en lumière la complexité de l’expérience noire américaine, entre enfermement physique et mental et la recherche d’espaces de liberté, même face à l’adversité.
Un album riche en collaborations et en références

Sundial compte 11 titres et s’ouvre sur ‘Black Mirror’, où Noname interroge la société de l’image et du paraître avec la superficialité numérique. Sur ‘Hold Me Down’, elle invite Jimetta Rose et le collectif Voices of Creation pour un morceau lumineux, empreint de spiritualité et d’un certain soutien pour la communauté noire.
‘Balloons’, l’un des moments forts de l’album, réunit Eryn Allen Kane et le controversé Jay Electronica et multiplie les références à la culture noire et à l’afrofuturisme.
‘Boomboom’ accueille la chanteuse Ayoni, qui apporte une touche soulful à ce titre sensuel et introspectif. Sur ‘Gospel?‘, Noname partage le micro avec $ilkmoney, Billy Woods, rappeur underground respecté qui vient renforcer la dimension littéraire et politique du projet, ainsi que Stout. Ensemble ils tissent une réflexion acide sur la religion, la foi et les contradictions dans notre monde contemporain.
‘Oblivion‘, qui clôt l’album, réunit Ayoni et Common. Ce dernier, figure du rap conscient de Chicago, incarne le lien entre générations et l’héritage militant que Noname revendique.
Lyrics incisifs et des tacles à l’industrie du divertissement
Tout au long de l’album, Noname multiplie les références à la culture noire, à l’histoire américaine et à ses propres contradictions. Dans ‘namesake’, elle s’interroge sur la récupération de la lutte noire par l’industrie du divertissement :
« Go Beyoncé, go Rihanna, go Obama, get down!
Just another entertainer, doing what they can. »
Dans ‘Beauty Supply’, elle évoque la pression des beautés ultra-normées et la marchandisation de l’identité noire. ‘Toxic’ aborde les relations complexes et la nécessité de se préserver dans un environnement oppressant.
‘Balloons’ : l’intime, le cosmique et l’afrofuturisme

Parmi les titres marquants de Sundial, ‘Balloons’ se distingue par la puissance de ses images et sa portée symbolique. Son vers central, Noname chante :
« I’m on the moon, I cry balloons »
Une image puissante qui évoque la gravité différente de l’espace, où les larmes deviennent des ballons flottants, symboles d’une tristesse qui s’élève et se transforme. Pleurer sur la lune, c’est expérimenter une gravité différente : les larmes ne tombent pas, elles flottent, prennent la forme de bulles, voire de ballons, comme elle le dit si bien.
Cette image traduit une tristesse qui s’élève, qui devient presque légère, en contraste avec la lourdeur du quotidien terrestre. Les couleurs évoquées dans le refrain, “They black and blue tonight”, peuvent d’ailleurs suggérer la mélancolie, la violence ou encore les stigmates invisibles, faisant de ces ballons des symboles de blessures qui prennent leur envol plutôt que de peser sur l’âme.
Ce vers fait directement écho à la pochette de l’album signée Frank Dorrey, où l’on retrouve Noname en apesanteur, ses cheveux grisonnant flottant dans l’espace, accompagnée d’un homme-poisson, lui aussi, évoluant dans un décor étoilé. Ce choix visuel renforce l’idée d’un ailleurs, d’un voyage intérieur et cosmique, et rappelle l’héritage de Sun Ra, pionnier de l’afrofuturisme que suivait déjà Joey Bada$$ dans son titre GOOD MORNING AMERIKKKA. Comme eux, Noname utilise l’espace pour symboliser la liberté, la réinvention de soi et l’émancipation noire.
‘Balloons’ devient ainsi un hymne à la vulnérabilité et à l’évasion. Pleurer des ballons, c’est rendre visible sa peine, la transformer en quelque chose de flottant, d’inattendu et de magique. C’est aussi une invitation à prendre de la hauteur, à se voir dans le ciel, à s’extraire des contraintes sociales et à rêver d’autres mondes possibles. Cette même dynamique se retrouve dans ‘afro futurism’, où Noname affirme :
« The sky says I’m still alive. »
Ici, le ciel devient le témoin de la survie et de la résistance, un espace d’émancipation où, malgré les épreuves terrestres, il demeure toujours une possibilité d’imaginer d’autres futurs. À travers ces images, Noname s’inscrit pleinement dans la tradition afrofuturiste : il ne s’agit pas seulement de fuir la réalité, mais de la transcender, de transformer la peine en légèreté et de bâtir, à travers la pensée tout comme dans son art, des horizons nouveaux pour la création noire.
Noname, poétesse et militante
Noname n’est pas seulement rappeuse, comme elle se prête à le dire à la fin de ‘Black Mirror’. Nomane est une poétesse, fervente héritière du spoken word et militante. Sa plume s’inspire du slam, de la poésie urbaine et d’une longue tradition d’engagement politique. Depuis ses débuts, elle fait de la musique un espace de réflexion et de résistance, abordant sans détours les questions de racisme, de sexisme et d’injustice sociale. Son flow, proche de la déclamation, donne à ses textes une force performative rare.
Comme le souligne la critique, Noname « vide son sac sur des compositions raffinées, exposées comme des ‘moods’ : jazz, neo-soul, rap ‘old school’, bossa nova » et perpétue l’héritage d’artistes engagés comme Common, D’Angelo ou Erykah Badu.
Son engagement se retrouve dans la densité de ses textes et dans la capacité qu’elle a à se remettre elle-même en question, n’hésitant pas à pointer du doigt ses propres contradictions et celles de ses pairs, comme dans le morceau ‘namesake’ qu’elle interprète dans son dernier concert pour Tiny Desk.
Noname assume ainsi une position de militante lucide, consciente des limites et des dilemmes de l’activisme dans l’industrie musicale contemporaine.
Ce qu’il faut retenir de l’album dans sa globalité
À travers ‘Balloons’ et ‘afro futurism‘, Noname ne se contente pas d’explorer l’imaginaire cosmique ou la fuite poétique : elle propose une véritable philosophie de l’élévation, où chaque morceau devient une étape vers la réinvention de soi et la conquête d’un espace de liberté. Ce regard vers le ciel, ce désir de transcender la réalité, irrigue l’ensemble de l’album Sundial, où chaque collaboration, chaque référence, chaque vers vient enrichir cette quête d’émancipation et de solidarité.
Noname signe un album à la fois introspectif et universel. Elle y interroge la place des personnes noires dans l’histoire et le futur, tout en affirmant la puissance de la création et de la solidarité. Pour celles et ceux qui la découvrent, c’est une porte d’entrée vers un univers où chaque mot compte, où la poésie devient arme et refuge. Pour les fidèles, c’est la confirmation d’une voix indispensable, qui continue de tracer sa route entre les marges et le centre, entre l’intime et le politique.
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